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Chien de garde

Un conte écrit par Mediana Stan, traduit par Iulia Tudos Codreanca, illustré par Sebastian Ciubucă

Depuis la fenêtre de la cuisine je voyais l’étable en torchis qui partait de traviole. Clétait lí  que se posait l’épervier, sur une tuile ni  moitié sortie, se profilant sur l’étendue blanche de la plaine. Lorsque la maison fut prête – et que je réalisai enfin que j’allais habiter lí  – je pensai aussitôt ni  la solution salvatrice : un chien ni  la mesure du terrain et de la maison, qui monterait la garde jour et nuit sans se soucier du froid glacial. Devant l’étable, au milieu de la cour, j’installai donc la niche de Baruc, un chiot de berger qui aboyait toute la journée après l’épervier, les moineaux, les taupes et tout ce qui bougeait. Son aboiement remplissait les nuits, glissait doucement vers la rivière et se heurtait aux collines.

Le chiot grandissait et ma sécurité grandissait avec lui. Il devenait de plus en plus méchant et montrait une antipathie particulière pour mes deux voisins, le père Samu et le père Gabi. Il s’approchait de leurs c’ôtures et aboyait jusqulí  ce sa gueule se remplisse d’écume. Le pire, c’est que je n’avais pas une c’ôture bien solide. Ça coûtait cher d’en dresser une aussi longue et je n’avais pas encore l’argent nécessaire. Du côté du père Gabi, il y avait une grille en métal, mais un jour, le vieux l’avait faite enlever pour la vendre afin de s’acheter du bois.

A la place, ses neveux avaient aligné quelques piquets pourris entre les pauvres arbres qui marquaient la séparation, ni  moitié morts et déplumés par le vent. Si au moins il m’avait demandé, je lui aurais payé le prix de sa grille pour qu’il la laisse en place. Mais quand j’étais revenu du travail, c’était déjí  fait. 
Le lendemain j’avais entendu du bruit et j’avais aperçu Baruc qui s'affairait dans la basse-cour de Gabi, en chassant ses poules.

Il avait sauté la barrière et s’était effondré avec les piquets et tout le reste sur le tas de volaille qui picorait son grain. Dans la petite basse-cour de Gabi, le chien semblait encore plus gros et plus redoutable. Je l’avais appelé mais il avait fait celui qui n’entendait pas et avait continué ni  s’occuper de ses oignons.

Jlavais accouru pour le sortir de lí , et pendant que je le tirais par le collier, car il ne m’écoutait pas, j’avais vu la tête longue comme une bûche du père Gabi, coiffée de son couvre-chef haut, se montrer ni  une fenêtre. Qui sait depuis combien de temps le vieux regardait le chien sans oser sortir ? J’avais soudain eu chaud et j’avais ôté deux de mes trois pull-overs.

Après ça, pour qu’il ne fasse pas des bêtises je commençai ni  garder Baruc attaché avec une très longue chaîne, pour qu’il puisse quand même bouger ni  l’aise. Parfois, il tournait autour de la niche et la chaîne s’enroulait jusqulau bout, après quoi il se mettait ni  japper piteusement et je devais aller le faire tourner dans l’autre sens jusqulí  ce qu’il se libère.  

Un jour, avec l’aide de ma femme, je commençai ni  démolir une grange délabrée et le père Samu passa chez nous avec une bouteille de lait fraîchement tiré. Il s’assit sur un tas de bois pour nous regarder travailler, pendant que Baruc s’arc-boutait sur sa chaîne comme un forcené.

- Vous avez pris un chien aussi grand que votre peur… me dit-il ; et il nous expliqua pourquoi Baruc était tellement furieux contre eux. Lui et Gabi étaient frères et leur terre, plus la mienne, avaient formé autrefois un tout qu’on avait partagé entre trois frères. Installé sur la parcelle du milieu, le chien sentait que les terres avoisinantes appartenaient ni  son maître, mais il voyait des gens étrangers les occuper.

Cela avait été la même chose avec le chien de leur père, avec celui du frère qui avait habité lí  et celui du neveu qui m’avait vendu la ferme ; et tous les chiens qui seraient venus vivre ni  cet endroit se seraient comportés de la même façon.

Jlétais justement en train de sauter ni  pieds joints sur une poutre pour la décrocher, quand, en levant les yeux par hasard, j’avais vu Baruc en train de cavaler avec sa niche, qu’il tirait derrière lui, dans le jardin où pointaient ci et lí  des pousses d’arbustes et de buissons. Le crochet auquel la chaîne était accrochée s’était rompu et c’est pourquoi je l’avais fixée directement ni  la niche. Alma s’était précipitée derrière le chien pour le retenir mais elle n’y arriva pas. Lorsqulil lui posait les pattes sur la poitrine, il était aussi grand qu’elle, voir plus.

Le père Samu s’était esbigné dans le grenier de la grange, par l’échelle. Je ne voyais plus que son bonnet pointu. J’avais abandonné la démolition. J’avais trimbalé la niche ni  sa place, fixé un crochet dans le béton, attaché solidement le chien et j’avais fait descendre le père Samu.

Un soir, aussitôt passé l’angle de la rue, j’aperçus la tête blanche de Baruc fourrée entre les piquets de la c’ôture et l’ombre d’un villageois qui faisait un grand détour pour l’éviter. Lorsque nous le trouvions libre, nous nous demandions si nous n’allions pas nous retrouver, un de ces jours, avec une plainte pour morsure ou si le père Samu et le père Gabi étaient bien tranquilles chez eux, au coin du feu. J’ouvris les portes pour ranger la voiture dans le garage ; Baruc m’aida en la poussant lui aussi, levé sur ses pattes arrière. Dans une stalle, je gardais un âne offert par Samu. Je lui donnai du foin et j’attachai le chien, pendant qu’Alma fourrait de la paille dans le poulailler, pour que la volaille n’ait pas froid. Il faisait un froid glacial ; on aurait dit que l’air allait se solidifier et se changer en métal. Nous nous dirigeâmes vers la maison. J’appelai mon chat, je fis du feu, nous mangeâmes un peu de pain avec du fromage et nous nous mîmes au lit.

Clétait si agréable de se reposer au chaud par un froid pareil, pendant qu’un chien géant, farouche, montait la garde dans la cour ! Or, peu de temps après, j’entendis Baruc aboyer avec empressement. Je connaissais son aboiement joueur, je savais quand il donnait de la voix avec indifférence, juste pour faire son devoir, pour signaler des passants, je connaissais son aboiement d’envie quand il voyait le matou lui passer sous le nez, hors de portée de sa chaîne, je savais comment il aboyait, avec impatience et joie, en nous voyant arriver, et comment il faisait quand le père Samu ou le père Gabi traversaient leurs propres cours, quand l’épervier se posait

sur la tuile ou que les hamsters sortaient de sous la resserre ni  outils, mais cette fois-ci c’était l’aboiement chargé de haine réservé aux intrus.

Je me soulevai un peu en écoutant avec attention. Non, ce n’était pas juste une impression, c’était bien ce ton-lí . J’attrapai une lampe torche et le gourdin que je gardais derrière la porte et sortis discrètement, en chaussettes, en guidant le faisceau de lumière sur les aboiements du chien. Baruc vint vers mois, puis il courut aussi loin que sa chaîne le lui permettait, vers le fond du jardin. Un gros hérisson se promenait dans les herbes gelées.

Je le poussai sur une pelle et je l’emmenai dans la maison pour qu’Alma le voie. Nous le retournâmes des tous les côtés, puis, je le ramenai dans les buissons.

Je m’endormis aussitôt mais tout ni  coup Alma me secoua vivement. Quoi ? Qulest-ce qui se passe ? demandai-je.

- Baruc, il aboie sans cesse, comme un enragé…

- Au diable, grommelai-je en m’emmitouflant dans la couette. Mais mon ouïe fut frappée par l’aboiement du chien. Hm ! Je me levai et je ressortis avec la lampe et le gourdin. Le chien était préoccupé par la remise ni  outils sous laquelle il y avait une cave remplie de carottes et de choux. Je fis un tour dans le verger, longeai les c’ôtures, jetai un œil dans les cours voisines, puis, je retournai dans la maison. Alma était derrière la fenêtre, ni  scruter l’obscurité.

- Ce sont des lapins, soupira-t-elle, je les ai aperçus en train de sautiller sous les arbres.

Je me recouchai et pendant que le lit s’enfonçait avec nous toujours plus profondément dans le monde du sommeil, j’entendais les aboiements de Baruc. Nous tombions de plus en plus et les sons s’estompaient, ils restaient lí -haut et nous finissions par flotter sur des eaux tranquilles entourées par de hautes murailles en coton. De l’autre côté se livrait un combat muet, qui ne pouvait plus nous toucher. Lorsque nous nous réveillâmes, le matin d’hiver pointait ni  nos fenêtres et le réveil indiquait sept heures.

Clest l’heure où les poules attendaient d’ordinaire qu’on leur apporte leur picotin en guettant ni  travers la grille métallique recouverte de tiges séchées. Mais lí , il n’y en eut aucune.

Juste le coq monté sur le poulailler, qui trompetait ni  tout va en remuant les ailes. Je sortis de chez les poules et j’appelai Baruc de toutes mes forces, je courus comme un fou de ci, de lí , puis, je rentrai dans la remise ni  outils où je me figeai. Je gardais dans cette remise une vieille charrette abandonnée par l’ancien propriétaire. Elle n’y était plus. Je fis le tour de la maison et je me heurtai ni  Alma qui courait de son côté, en cherchant, comme moi. Nous allâmes ni  l’écurie : l’âne avait disparu. Et Baruc aussi. 
Nous retournâmes dans la maison pour appeler la police et le coq nous suivit. Il monta sur la table, au milieu de la cuisine, et se mit ni  battre des ailes et ni  vociférer, bouillonnant d’indignation ; et comme j’étais au téléphone avec le poste de police et qu’on me demandait des tas d’éclaircissements, je lui posai le combiné sous le bec et je sortis pour me plaindre de mes ennuis ni  mes deux voisins.

- Et comme ça, ton chien a disparu, dit le père Gabi avec un petit éclat goguenard dans les yeux.

- Bah, le chien ce n’est pas une perte, fit le père Samu avec un geste brusque, en rajustant son bonnet, mais l’âne est les poules… c’est quand même dommage !

Le père Gabi s’en alla vers le champ me fit signe de le suivre. Il me montra les traces des roues en bois de la charrette. « Clest par lí  qu’ils sont repartis. » Et il tendit le bras vers les formes imprécises qui bordaient l’horizon. Soudain je vis un point noir et blanc se détacher sur une bande de brouillard. Baruc ! Il évita une mare couverte de roseaux et grandit peut-í  peu sous nos yeux. Le père Gabi poussa un « Dieu nous protège ! » et disparut dans sa cour. Lorsque Baruc s’approche de cette façon, j’ai toujours le réflexe de faire un saut de côté, parce que s’il me heurte, il me renverse. Le saut ne me réussit pas toujours et cette fois-ci je le ratai. Le chien me tomba dessus et je m’écroulai.

Je l’attrapai par le collier, je lui mis sa laisse et nous répartîmes dans la direction d’où il était venu. Baruc tirait sec. Après avoir traversé trois villages, il s’arrêta devant une borderie et se mit ni  aboyer. Je frappai et deux gamins m’ouvrirent. Clétaient eux les coupables. Ils avaient volé le chien pour le vendre contre une grosse somme d’argent. Les poules et l’âne étaient pour eux. Quant ni  la charrette, qui avait pour moi la valeur de l’objet ancien, ils voulaient la mettre au feu

Ils avaient attaché Baruc et l’avaient enfermé dans une grange mais il avait rongé son lien et s’était échappé par une ouverture. Ils ne s’y attendaient pas. Je ne sais pas pourquoi, mais il me sembla qu’il manquait quelque chose. Vous n’étiez que deux ? 

- Non, Zsolt, Sarpe, et Petru sont au dispensaire.

Je leur donnai un peu d’argent pour qu’ils pansent leurs blessures, je pris mon âne, ma charrette et mes poules et je rentrai chez moi, avec Baruc attaché ni  la flèche. En approchant de la maison, j’aperçus dans la cour un policier occupé ni  se disputer avec le coq. Alma devait sûrement être cachée dans la maison, derrière les rideaux, ni  savourer la scène ; je la connais bien. 
Jlarrêtai la charrette et j’attendis qu’il s’en aille.